Jan, mon ami
Vous le reconnaissez, les gamins ? nous demande le flic en soulevant le vélo de Jan.
Nous nous jetons des coups d’œil furtifs, mais aucun de nous ne se manifeste.
[…]
Par une série de petits mouvements, qu’ils croient imperceptibles, les copains changent de place. Un pas à droite, un à gauche, un autre en arrière. Ils finissent par former une petite scène, avec moi au milieu et le flic pour tout public. Tous détournent la tête mais « le » public veut savoir si moi, et uniquement moi, je reconnais le vélo de Jan.
Si je reconnais le vélo de Jan ! (p. 7-8)
L’incipit in medias res ne laisse aucun doute quant à l’enquête qui va suivre ; l’enquête de la police d’abord, puis celle du narrateur, le meilleur ami de Jan, Krille, et enfin celle du lecteur entraîné par l’histoire. En fait, la première fois que Krille rencontre Jan, il est « sûr de l’avoir déjà vu quelque part. Ailleurs. Loin. Dans un autre monde (p. 9). C’est effectivement le cas, mais Krille ne fait le rapprochement que plus tard. Trop tard. Le texte est toutefois construit de manière à permettre au lecteur de faire le rapprochement plus tôt. Vu que le narrateur est en plein dans l’histoire qu’il raconte, il n’a pas assez de recul pour saisir ce qu’il est en train de vivre. Ainsi, lorsque Krille est invité par la police à raconter ce qu’il sait de son ami, sans le savoir, il laisse des indices permettant au lecteur de voir ce que lui-même ne voit pas.
« Mais oui, bien sûr : c’était Fifi Brindacier ! Pas de doute, Fifi Brindacier, transformée en être humain d’un coup de baguette magique. Elle n’avait pas de nattes mais la couleur des cheveux était la bonne » (p. 9).
Les yeux verts et les taches de rousseurs font aussi écho à Fifi Brindacier, bien que cela ne soit jamais dit explicitement dans le texte. Mais la ressemblance ne s’arrête pas à quelques traits physiques en commun : tout comme Fifi, Jan est un équilibriste hors pair qui dévale les escaliers en vélo (p. 37-41) et marche en équilibre sur un parapet de 59 mm de large (p. 78-82).
Jan a aussi ceci en commun avec Fifi qu’il « refuse l’âge » (p. 116). En effet, Fifi « ne veu[t] pas devenir grande » (p. 117), mais elle est aussi « un personnage de conte qui vit sans parents – ou presque – dans sa maison, en dehors de l’ordre et de la réalité » (p. 117), sous-entendu qu’il n’y a que dans la fiction, ou « dans un monde alternatif », où l’on peut ne pas vouloir grandir et vivre sans parents.
Pour Krille, douze ans, l’ordre et la réalité vont de pair. Le monde, selon lui, est simple et compréhensible. Le monde suit des règles précises, il y a une explication simple pour tout, et tout est ordonnable. En fait Krille est obsédé par l’exactitude, qu’il s’agisse de chiffres ou de mots. Il avoue que les mots sont son « plat préféré » et décide d’apprendre tout le règlement de son établissement par cœur, tellement le langage lui paraît clair (p. 15-16). Mais Krille, pour qui « [l]a langue est une chose extrêmement importante » et qui serine son entourage par l’expression « [à] chaque truc correspond un mot précis » (p. 128), ne sait pas mettre de nom sur ce qui, « dans [s]a poitrine, dans [s]a gorge » fait aussi mal lorsqu’il se rend compte que son ami lui ment (p. 156).
La plupart des personnages dans Jan, mon ami omettent des choses qui auraient pu éclaircir bien des aspects de l’histoire, ils en dissimulent d’autres ou ils mentent « comme [des] arracheur[s] de dents » (p. 271). Tout le monde semble avoir ne serait-ce qu’un secret que chacun se garde de révéler et, pour le garder, il ne recule pas devant l’omission volontaire, le mensonge, voire la falsification. Krille, celui-là même qui décide de « consigner par écrit, sur une grande feuille, toutes les vérités et tous les mensonges concernant Jan » (p. 322), ment lui aussi. Il passe sous silence ses voyages en Grande Bretagne (p. 266), il ment à propos du nom et de l’adresse de Jan en disant à son père qu’il les a notés (p. 255), et il donne un faux nom à la police (p. 314). Les parents de Krille mentent eux aussi. Les mensonges les plus évidents de leur part concernent la goûter du soir (p. 57) et les Adidas que le père serait parti acheter après la fermeture du magasin en un temps record (p. 113-114). Le professeur d’anglais, Mr. G.G. falsifie son propre carnet de notes, le « Péril Vert », afin de baisser la note de Krille (p. 238). Cela étant, c’est Jan qui ment sur toute la ligne. En effet, il ne s’appelle pas Jan. Nous ne dévoilerons pas ici sa véritable identité, que le lecteur ne connaîtra qu’à la toute fin de l’histoire, mais il ment aussi à propos de ses prétendues « vacances » (p. 110-111 et 269-270) et à propos des bleus que quelqu’un lui a infligés (p. 155).
Jan, mon ami contient des tas de « réalités », aussi bien des choses que l’on pouvait trouver dans les journaux de cette époque-là que des choses que les gens qui vivaient à cette époque peuvent confirmer […] J’ai pensé que la vérité rendrait les inventions plus plausibles (Peter Pohl, Lettre à tous ceux qui me questionnent sur Jan, mon ami, trad. M. Châteaux). Les parents de Krille ne sont pas dupes :
– « Jan est un pauvre garçon comme des tas de pauvres garçons dans le monde entier, des enfants qui sont exploités pour toutes sortes de… toutes sortes de… purposes. Mais dans ce bel État-providence, il est bien entendu que ça n’existe pas. Toutes les réformes ont été faites. Et s’il y en a qui passent à travers les mailles du filet social, les autres font comme s’ils n’existaient pas. Les Suédois applaudissent les hommes politiques à tout rompre et ils paient. Ils paient des impôts colossaux pour faire comme si la misère n’existait pas. Tout le monde préfère balayer sous le tapis les vérités qui dérangent » (p. 249).
La mère de Krille le met sur la piste, mais impossible pour le jeune homme de percer le secret de son ami :
Stop ! On revient en arrière ! Je ferme ma grande gueule et toi, Jan, tu me lâches ton Vrai Grand Secret. Je l’accepte, quel qu’il soit. J’y prends part, je prends part à ta terrible réalité, à ton abominable et complexe monde alternatif : ton monde invisible s’insinue dans le mien, un monde ensoleillé. Moi, Krille, le veinard, qui vit sa petite vie peinarde sans rien soupçonner de ton monde, ton monde alternatif qui existe juste à côté du mien et sur lequel tu n’as jamais rien osé dire, dans lequel tu as vécu au quotidien sans me forcer à m’y introduire (p. 326-327). « Tu m’aurais enfin tout expliqué. Tout ce qui était secret et étrange serait devenu évident, je t’aurais cru » (p. 339).
Sans vouloir dévoiler la fin, cette dernière citation donne un aperçu du travail d’écriture de l’auteur (et du traducteur !) qui expriment réellement la difficulté pour le narrateur Krille de saisir ce qu’il voit :
Illico. Mais je parviens à voir le garde du corps m’oblige à travers le trou, à faire demi-tour, là où aurait dû se trouver la porte, à m’éloigner, quelque chose de clair à redescendre, alors que ça aurait dû être sombre. à retourner Il n’y a pas de mur derrière, en suivant la rangée de flics la cabane est presque rasée. qui jalonnent le chemin que nous avons pris Ce qu’est cette chose claire, sur la droite, je le devine seulement, sur la gauche, mais le cauchemar en bas s’empare de moi, jusqu’au flic, m’envahit mon flic, et forme qui voit que j’ai vu une image qui sait que je sais que, dont je ne serai toute ma vie, jamais délivré je reverrai cette scène, encore et encore (p. 334).
Peter Pohl, Jan, mon ami, Gallimard, 1995.