La symphonie pastorale
La symphonie pastorale se donne à première vue à lire comme un journal. Divisé en deux parties, le récit comprend deux cahiers où un pasteur entreprend de retracer l’histoire d’une jeune orpheline aveugle, que l’on ne tarde pas à nommer Gertrude, recueillie au sein de la famille du Pasteur. Seul narrateur de ce « récit », le Pasteur, qui n’est d’ailleurs jamais nommé autrement que par le nom qui relève sa fonction religieuse, note qu’il a « projeté d’écrire [dans son journal] tout ce qui concerne la formation et le développement de cette âme pieuse » (p. 11).
Cependant, lorsque le lecteur apprend que le Pasteur ne rédige ce journal que pour se justifier auprès de sa femme, Amélie, « pour le cas où plus tard ces feuilles seraient lues par elle » (p. 39), ce journal prend une toute autre dimension.
La jeune aveugle apparaît comme quelqu’un d’extraordinaire dans le sens de « hors du commun » ou « d’étrange ». La voisine de la vieille mourante la qualifie d’abord comme étant une « idiote [qui] ne parle pas et ne comprend rien à ce qu’on dit » (p. 15-16). Le Pasteur ajoute à son propos qu’il était « reparti, emmenant blotti contre [soi un] paquet de chair sans âme » (p. 18), que « ses cris n’avaient rien d’humain ; on eût dit les jappements plaintifs d’un petit chien (p. 20) et que « pour peu que l’on s’efforçât d’appeler son attention elle commençait à geindre, à grogner comme un animal » (p. 32).
L’étrangeté de Gertrude vient du fait qu’elle est complètement inculte, qu’elle a été laissée dans une ignorance totale et qu’elle ne connaît aucun langage à part celui d’un animal « accroupi dans l’âtre » (p. 15), toujours « sur la défensive » (p. 32), grognant « pour peu qu’on s’efforçât d’appeler son attention » (p. 32) à la seule exception du repas. Amélie, la femme du Pasteur, s’écrit même : « Qu’est-ce que tu as l’intention de faire de ça ? » (p. 21) en voyant Gertrude, employant la forme du neutre qui ne fait que renforcer l’extraordinaire étrangeté de l’aveugle.
Le Pasteur en vient même à se désintéresser de Gertrude et à regretter sa décision de l’avoir emmenée avec lui : sa présence seule le mortifie (p. 33). Le Pasteur reçoit alors la visite d’un médecin, le docteur Martins, qui le conseille sur la méthode approprié pour éveiller Gertrude et lui donne à lire Le Grillon du Foyer de Dickens.
Le Pasteur met en pratique la méthode du docteur sans attendre de véritable résultat au début, lorsque « tout à coup, ses traits s’animèrent ; ce fut comme un éclairement subit, pareil à cette lueur purpine dans les hautes Alpes qui, précédant l’aurore, fait vibrer le sommet neigeux qu’elle désigne et sort de la nuit » (p. 42). Il ajoute qu’on « eût dit une coloration mystique » et il songea « également à la piscine de Bethesda au moment où l’ange descend et vient réveiller l’eau dormante » (p. 42).
A partir de ce moment, Gertrude parle et « c’est […] que ses progrès furent d’une rapidité déconcertante : [le Pasteur] admirai[t] souvent avec quelle promptitude son esprit saisissait l’aliment intellectuel qu’[il] approchai[t] d’elle et tout ce dont il pouvait s’emparer, le faisant sien par un travail d’assimilation et de maturation continuel. Elle [le] surprenait, précédant sans cesse [sa] pensée, la dépassant, et souvent d’un entretien à l’autre [il] ne reconnaissai[t] plus [s]on élève » (p. ).
Comme l’indique Claude Martin, Gertrude acquiert une « plénitude langagière » déjà en soi hors du commun, mais aussi, ce faisant, à une vitesse extraordinaire.
Bien que cela reste un non-dit, il est évident que le Pasteur s’éprend de sa protégée une fois sortie de son mutisme. Il commence à la faire sortir (p. 44) et discute longuement avec elle en tête-à-tête. Ils se promènent dans la forêt (p. 88), dans le Jura suisse, où règne une harmonie totale.
Suite à une dispute entre le Pasteur et son fils aîné Jacques, qui désire demander la main de Gertrude, celle-ci déménage à La Grange chez Louise de la M… . Le Pasteur va la retrouver à la Grange pour poursuivre son éducation ou, comme il le dit lui-même, parce qu’il a « contracté de véritables obligations envers elle » (p. 84).
En vérité, ce que le Pasteur appelle « obligation » n’est en pas vraiment une. Il insiste sur le fait qu’il s’impose le « devoir de consacrer quotidiennement un peu de temps à Gertrude », alors qu’en réalité il y prend plaisir. Le ménage du Pasteur traverse une période difficile et le Pasteur avoue qu’il a pris « cette habitude, depuis l’automne et encouragé par la rapide tombée de la nuit, d’aller chaque fois que [le lui] permettent [ses] tournées, […] prendre le thé chez Mlle de la M… » (p. 118). Il ajoute que c’est pour lui un « repos », un « réconfort […] chaque fois qu’[il] rentre dans la chaude atmosphère de La Grange, et combien il [lui] prive si parfois il [lui] faut rester deux ou trois jours sans y aller » (p. 118). Il lui est également « doux […] de les voir, assises l’une auprès de l’autre et Gertrude soit appuyant son front sur l’épaule de son amie, soit abandonnant une de ses mains dans les siennes » (p. 119). Le Pasteur rêve d’un ailleurs, La Grange, et d’un infini de temps auprès de Gertrude.
Le Pasteur emmène également Gertrude à Neuchâtel écouter un concert, La symphonie pastorale de Beethoven précisément (p. 51-55), ce que sa femme Amélie lui reproche vivement. En fait, Amélie reproche son mari à plusieurs reprises de s’attacher à Gertrude. Rapportant ses mots d’Amélie, « Tu fais pour elle ce que tu n’aurais fait pour aucun des tiens » (p. 60), le Pasteur se conforte par de longues considérations sur la parabole de la brebis perdue (Matt. XVIII, 12-14 et Luc XV, 3-7) ainsi que sur l’enfant prodigue (Luc XV, 11-32). N’est-il pas spontanément fidèle à un enseignement du Christ si difficilement admissible ? N’est-il pas le bon berger qui délaisse son troupeau afin de ramener la brebis perdue, le bon père qui fête l’enfant qui revient et non celui qui est demeuré ?
Bien que le lecteur ne tarde pas à comprendre la nature des sentiments du Pasteur pour Gertrude – il avoue très tôt que « chaque fois [qu’il la retrouvait], c’était avec une nouvelle surprise et [il se sentait] séparé d’elle par une moindre épaisseur de nuit » (p. 43-44) – le Pasteur tarde à se l’avouer à lui-même. Son aveu ne vient qu’au début du deuxième cahier : « Aujourd’hui que j’ose appeler par son nom le sentiment si longtemps inavoué de mon cœur, je m’explique à peine comment j’ai pu jusqu’à présent m’y méprendre ; comment […] j’ai pu douter encore si je l’aimais. C’est que, tout à la fois, je ne consentais point alors à reconnaître d’amour permis en dehors du mariage, et que, dans le sentiment qui me penchait si passionnément vers Gertrude, je ne consentais pas à reconnaître quoi que ce soit de défendu » (p. 99-100).
André Gide, La symphonie pastorale, Gallimard, 1925.