Autofiction

Les hommes grillagés

La narratrice a été chargée d’une mission en prison. Celle d’animer un atelier d’écriture. Quartier des hommes.

Avant d’entrer, elle vacille :

J’ai ma sacoche d’écrivain. Mon dictionnaire. Mes feuilles blanches. Un Bescherelle pour la grammaire.
Et si je repartais ? (p. 7)

Derrière ce “je”, une écrivaine “[r]éconfortée d’accomplir une mission de cœur, un don de [s]on organe le plus précieux : le talent” (p. 12). Derrière les grilles, un univers où se côtoient “[d]es meurtriers, [d]es cambrioleurs, [d]es violeurs” (p. 18).

Une fois par semaine pendant des mois, une dizaine d’entre eux se réunit dans l’école pour participer à l’atelier d’écriture. Certains ne savent ni lire ni écrire, mais dans le groupe qui se forge ça n’a aucune importance :

C’est pas grave de ne pas connaître les codes, hein ? Vous parlerez, et nous, on transcrira vos mots. Vos idées sont aussi importantes que les nôtres, non ? (p. 27)

La narratrice fait le choix de ne rien apprendre sur l’histoire des hommes qui composent son atelier. “Surtout ne pas me mêler de leur vie “intime”. Et s’ils s’autorisaient des questions sur la mienne ?” s’interroge-t-elle (p. 65). Mais “[i]l faut pourtant que je fixe ces hommes. Que je trouve ce qui les différencie de moi. Le “détail” qui les a enfermés là doit bien apparaître. Une marque qui classerait ceux-qui et ceux-qui-pas. Car j’en suis là. À guetter l’idée de la faute au coin d’une lèvre ou au détour d’un menton trop busqué” (p. 18).

Pourtant, certaines histoires suintent quand même. Comme quand un tiers du groupe est arrivé en séance le crâne rasé. Ou lorsque la narratrice est confrontée, encore et encore, à une chaise vide et que l’instituteur annonce toujours la même phrase : “Il s’est ouvert les veines” (p. 45). À un moment donné, ils sont quatorze : “Tous de la DDASS. De famille d’accueil en délits. De fugues en foyers. De foyers en cités” (p. 63). Quatorze hommes à qui, au sein même de la Maison d’Arrêt, l’on interdit même de “stationner trop longtemps près des fenêtres” (43).

On ne peut pas dire des Hommes grillagés que c’est une histoire sur le milieu carcéral ou encore sur les hommes qui la composent, car la narratrice “fréquente des hommes pétris d’humeurs, à qui l’on n’a jamais confié un rôle ni la moindre figuration” (p. 29), mais c’est un voyage intime qui se trame au fil des pages :

J’ai honte. […] Honte d’avoir attendu si longtemps avant de me réveiller, de m’engager aux côtés de ceux qui appellent nos voix et nos mots, parce qu’on les maintient dans l’ignorance. Honte de n’entrer en rébellion qu’après les compromissions, les idées des parents, l’envie d’argent et de position sociale. Honte d’avoir déclaré que quand on veut, on peut. Honte d’avoir défendu l’élitisme à tous crins face à la médiocrité des masses. Honte d’avoir si peu observé les autres. Si peu aimé, en fin de compte (p. 39).

Je dirais que le thème central des Hommes grillagés, c’est la rencontre et le changement profond qu’elle produit chez l’un comme l’autre :

“Je voulais vous dire… Vous leur faites du bien. Quand ils sortent de votre atelier, ils nous en parlent. Ils sont plus calmes, moins angoissés. Un peu libérés” (p. 91).

Ou encore :

“Je suis comme nettoyée de mes fantômes. Et des gestes sales. Grâce à eux je prends de la hauteur (p. 74) […] Je m’aperçois que je n’ai rien à pardonner, et personne à accuser” (p. 76).

Changement des idées reçus, changement des opinions, changement du point de vue. Et si, au fond, c’est la femme écrivaine qui se trouvait derrière les barreaux, encerclée de barbelés, prisonnière de son passé et qui, à travers ces rencontres, s’est libérée ?

Martine Roffinella, Les hommes grillagés, H&O, 2019.