Roman

Trois amours de ma jeunesse

Mia est morte. Ses cendres “ont été éparpillées dans un jardin montmartrois qui porte un nom étrange” (p. 11).

De cette mort, nous n’apprenons pas grand-chose, sinon que c’était une leucémie – impossible pour la narratrice de se souvenir du nom exact de cette maladie qui a emporté son amour de jeunesse – mais les lignes qui ouvrent ce récit autobiographique, “écrit avec les tripes” (p. 137), nous invite plutôt à nous interroger sur le devenir de nos amours :

Où donc s’en vont les amours qui nous ont mis les tripes en feu ? Dans quel gouffre ont-ils – elles – sombré ? / Qui sommes-nous aujourd’hui, nous qui avons tant aimé ? (p. 9)

La narratrice, Dany, qui ne se nomme qu’une seule fois si je ne m’abuse (p. 66), nous amènent aux confins de la mémoire d’où elle extirpe les souvenirs de trois amours de jeunesse, Frankie d’abord, le premier grand amour, puis Linda qui ne cesse de réapparaître au fil des ans, et enfin Mia – Mia, le cataclysme lorsqu’elle est entrée dans la vie de la narratrice, et aussi l’élément déclencheur de l’histoire qui va suivre, de par l’annonce de son décès, de cette quête du souvenir des amours perdus :

Une bouche, des mains, ça ne fait pas une femme, à peine un souvenir. Comment la reconstruire à partir de là, la réinventer ou tout simplement l’inventer, la retrouver (p. 66).

Comment la retrouver, en effet, alors qu’une vie entière les sépare ? La narratrice, déjà mariée lorsqu’elle a fait la connaissance de Mia, avec trois enfants en bas âge, et Mia, bientôt mariée elle aussi, à ce Vincent qui vient un demi-siècle plus tard annoncer le décès de cette femme partie définitivement de la vie de la narratrice. Dany cherche au fond d’elle :

Mia ? Morte ? Je ne sais plus qui c’est. Je ne l’ai pas revue depuis… oh, impossible de compter le temps qui nous a effacées, l’une et l’autre (p. 17).

Le coup de fil annonçant le décès n’en finit plus. Mais que lui veut-il, ce Vincent, le mari de Mia, après tant d’années ? Que sait-il d’elles, de leur amour réciproque, de leurs mots, de leurs maux ?

Je me souviens […] et c’était comme si tout recommençait, longtemps après notre histoire enterrée, ensevelie, longtemps après le livre, mon livre, mon premier livre publié dans lequel elle avait une place de choix, de roi, ma reine, et puis rideau, elle a vieilli sans moi et j’ai vieilli sans elle (p. 17-18).

Les hommes sont très peu présents dans ce récit. Était-il, Vincent, comme Aurel, le mari de Dany, gentil mais jaloux, et surtout un parfait étranger pour sa femme ? Non, peut-être pas. Probablement que non. Il a fait le choix d’appeler Dany afin de lui informer personnellement du décès de Mia. Et maintenant qu’elle est morte, elle vient de nouveau percuter la narratrice.

J’étais programmée pour mourir de cet amour-là. Mia m’a tuée. Elle ne l’a pas fait exprès. Je plaide l’acquittement. Pour elle et pour moi. Pour Frankie, pour Linda… (p. 24-25)

Puis, plus loin :

J’ai eu la peau sur les os. Trente-neuf kilos. La nuit je me faisais mal en dormant. Le jour je fixais l’intérieur de ma douleur dans ma tête, elle ne ressemblait à rien et cependant elle était, et je n’étais qu’elle, brûlée, suppliciée, elle avait un nom, elle s’appelait Mia (p. 28).

Mais la narratrice n’est pas morte, elle. Non. Elle a survécu à Mia, à cet amour impossible mais réciproque, et peut-être qu’elle a survécu à Frankie et à Linda aussi, allez savoir, les autres amours qui ont ponctué sa jeunesse. Elle s’interroge :

Combien de fois ai-je pensé à ce jour qui aurait dû orienter ma vie dans un autre sens ? (p. 119)

Mais quel sens ? Quel sens donner à l’amour entre deux femmes qui s’attirent comme des aimants dans les années soixante ou soixante-dix, quand l’homosexualité était encore une tare, une maladie à éradiquer ou, du moins, à soigner ?

Je n’entends pas sa voix, je ne me souviens pas des mots exacts, mais c’était bien cela le sens de ses paroles, l’impossibilité de notre histoire : Que veux-tu que je fasse ? Que je reste avec toi, comme ça ? Et je fais quoi ? Et on dit quoi ? On devient quoi ? (p. 67).

Loin d’apporter une réponse toute faite, ce récit autobiographique nous laisse face à nos propres interrogations sur le sens de la vie, le sens à donner aux amours qui s’en sont allés, qui se sont échappés d’une manière ou d’une autre, le sens, ou les sens, ce qui nous reste après, en guise de souvenirs, d’odeurs qui émergent, de visages flous sans la photo pour appui, une fois l’amour, oui, quoi ? Une fois l’amour… ? Parti ? Oublié ? Mort ?

Qui sommes nous aujourd’hui, nous qui avons tant aimé ? (p. 9)

Danièle Saint-Bois, Trois amours de ma jeunesse, Éditions Julliard, 2018.

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